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#16 Marketing + Matérialisme spirituel = La réponse au koan* de Québec Love !  

"Un puit entre les dents, des yeux à s'noyer d'dans, ton cœur en lune de miel, te v'là ah ah..." Je me rappelle encore de la 1ère fois où j'ai mis Québec Love sur le tourne-disque. J'étais sur le cul. Sauvage à souhait, Charlebois sonnait et groovait comme j'avais jamais entendu quelqu'un le faire en français. Et j'adorais la chanson titre, avec la guimbarde, le ukulele et l'enfilade de mots qui évoquait presqu'une comptine, une espèce de 3 p'tits chats, mais pour adulte. La phrase "Pis moé j'm'en crisse, fume ou fume pas, c'est l'même problème, moé j'en ai pas, comprends-tu ça, comprends-tu ça ?" me fascinait particulièrement. Elle résonnait comme une énigme dont je n'arrivais pas à percer le mystère. Comment diable une chose et son contraire pouvait être le même problème..?  

Dans son livre Tantra, Chogyam Trungpa explique comment l'égo est basé sur la discontinuité. Via les différents contrastes sensoriels, conceptuels et émotionnels qui nous stimulent constamment et que notre mémoire enregistre, ces discontinuités donnent non seulement à l'égo sa fondation ; elles le conditionnent, le façonnent de telle sorte qu'il ne peut reconnaître seulement ce qui est séparé, discontinu, installant ainsi le dualisme comme mode opérationnel et dominant de notre être. Mais pour être en mesure de pleinement comprendre ce qu'est le dualisme, il faudrait pouvoir le comparer avec d'autre chose, avec ce qu'il n'est pas. Mais puisque c'est la seule chose que nous connaissons, ce n'est pas une mince affaire. Le lien qui suit tentera tout de même de le faire, en expliquant ce qu'est la non-dualité ; un concept présent depuis des millénaires dans la spiritualité et la philosophie orientale, gnostique, soufie, néo-platonicienne et chez bien des mystiques on s'en doutera. À cet égard, il ne s'agit pas de nier la réalité du dualisme mais plutôt d'en comprendre les implications, d'être en mesure de voir comment il induit une interprétation incomplète et erronée du réel, et que le langage participe activement à modeler de manière duelle notre façon de concevoir le monde et notre propre personne, nous donnant entre autres l'illusion qu'il y a une véritable entité derrière nos 2 yeux qui mène la barque. Bien que j'en sois moi-même encore convaincu à l'instant où j'écris ces lignes, cette croyance s'est sérieusement étiolée lors de l'été 2004, notamment le soir où j'eus la chance de voir le dualisme processer ma propre conscience et par le fait même, dévoiler le caractère vide - dans le sens de transitoire, non solide - et illusoire de ma personnalité. 

Cela m'arriva en fin de soirée, alors que ma blonde et moi venions de finir de regarder Big Fish de Tim Burton. J'avais beaucoup aimé et je repensais au film quand tout à coup... paf ! ma conscience retourna ses lumières sur elle-même, me donnant une vue imprenable sur mon propre égo..! C'était à la fois déroutant et fascinant. J'ai peine à me rappeler du film en détail mais il m'est resté à ce jour l'impression qu'il avait joué un rôle dans le déclenchement de cet étonnante prise de conscience, comme si le pouvoir d'évocation du récit avait ouvert je ne sais trop quel canal...

On dit souvent de l'homme qu'il est le seul animal à savoir qu'il est conscient. Je ne sais pas si cela est vrai, mais je sais par contre qu'être conscient implique normalement d'avoir conscience de quelque chose. En d'autres mots, notre conscience nous permet d'entrer en relation avec ce qui est intérieur ou extérieur à nous, mais pas avec la conscience comme telle. On peut certes constater que l'on est conscient, mais cela ne nous apprend rien sur le mécanisme même, l'opération qui fait de nous un être conscient, une personne qui pense. Dit plus simplement, tout comme nos yeux ne peuvent pas se voir, notre conscience ne peut elle-même se penser, pas plus que l'eau se mouiller ou le feu se brûler. Du moins, pas en temps normal. Mais l'été 2004 n'était pas un temps normal. Tel que décrit dans ce carnet précédent, Kerouac m'avait aidé à avancer dans ma compréhension du bouddhisme. La lecture de Tantra de Chogyam Trungpa - évoqué un peu + haut - m'ouvrait à de nouvelles perspectives, et le roman Maitre Eckhart de Jean Bédard - un professeur en travail social de l'Université de Montréal - m'exposait à la pensée de ce mystique rhénan qui chevaucha le 13e et 14e siècle. Eckhart, probablement le plus bouddhiste des mystiques chrétiens, insistait pour dire qu'il y a dans ce qui nous constitue une part d'incréé, et que cette part - ce rien comme il l'appelait - peut se révéler à nous pour autant qu'on sache se retirer afin de lui laisser la place. Les mystiques de toutes les époques et de toutes les confessions font souvent référence à ce concept - central dans le bouddhisme, mais aussi présent dans l'Islam à travers le soufisme ( el fana ) - le concept de l'anéantissement du soi, anéantissement dont l'aboutissement résulte en une conscience divinisée, ou éveillée si on se réfère aux traditions orientales. C'est pourquoi on dit d'un être éveillé qu'il n'a plus d'égo, ou du moins, qu'il n'y est plus attaché et que celui-ci ne le conditionne plus. 

Chogyam Trungpa expliquant les pièges du matérialisme spirituel

 

Oui, les lecture avides que je faisais sur le sujet m'aidaient à comprendre des trucs auxquels je n'avais jamais réfléchis auparavant, mais les cours de marketing que j'avais commencés à suivre depuis quelques semaines contribuaient aussi sérieusement à élargir - pour ne pas dire ébranler - la vision que j'avais de moi-même. En partant, pour l'individu que j'étais à l'époque - c'est-à-dire un musicien pour qui le concept de vendre et/ou de se vendre était intrinsèquement nauséabond - décider de suivre un cours sur le commerce me sortait big time de ma zone de confort. Et ça avait plutôt mal commencé. À ce qu'il paraissait, j'avais un problème majeur dont j'ignorais totalement l'existence, à savoir la relation que j'entretenais avec l'argent. Et pourtant, dans mon esprit d'alors, je n'entretenais pas de relation particulière avec l'argent ; les choses étaient comme elles étaient et je voyais difficilement comment il aurait pu en être autrement. Mais on me fit comprendre assez rapidement qu'elles pouvaient effectivement en être autrement, comme en témoignaient le parcours - et le compte en banque - de tous ceux qui m'avaient donner envie de faire ce métier... Pour une raison x, générer de l'argent ne cadrait pas avec la vision que j'avais du métier de musicien. Dans cette vision - inavouée mais bien présente - l'artiste, guidé par la Mystérieuse Inspiration, créait la musique et l'enregistrait. Là s'arrêtait son rôle afin de préserver la pureté de son travail et éviter qu'il entre en contact avec le côté sombre de ce qu'impliquait la suite pourtant logique de son métier : le commerce de sa création. C'est pourquoi pour que cela se puisse, il fallait convaincre des gens de se salir à notre place. Heureusement qu'il y avait les subventions – de l'argent magique qui ne salissait pas ! - pour nous aider à tenir le coup si l'on avait de la difficulté à intéresser des gens, c'est-à-dire une étiquette de disque, à faire la sale besogne... Je caricature mais à peine.  

Encore plus que le dualisme, le concept de non-attachement se retrouve dans tous les stades de l'enseignement bouddhiste. C'est un des moyens que l'on emploie pour diluer graduellement l'égo et ainsi atteindre l'éveil. Mais comme l'égo n'est pas particulièrement enthousiasmé par l'idée de disparaître, vous pouvez être certain qu'il tentera de détourner la pratique spirituelle pour son propre profit. Il faut donc rester constamment vigilant, en prenant soin de pas s'attacher au non-attachement lui-même et développer sans s'en rendre compte ce que de nombreux instructeurs appellent le matérialisme spirituel ( voir le vidéo ci-haut ). Mais comme mon professeur de marketing allait me le faire réaliser, il n'était pas nécessaire de s'engager dans une pratique spirituelle pour tomber dans ce piège. Bien que j'étais habitué de vivre avec le minimum - et sans en faire nécessairement une question de principe - je n'avais pas réalisé que je cultivais une forme d'attachement dans le fait de ne pas désirer faire de l'argent..! Bien au fait des processus dualistiques qui régissent notre psyché en général - et celle des artistes en particulier - mon professeur m'inculquait des principes spirituels dont la nature concrète - selon ma conception très dualiste de la chose ( ô l'ironie ! ) - n'était pas censé trouvé leur expression dans un cours sur l'entreprenariat. Non seulement il m'avait fait comprendre que l'attachement pouvait se manifester même dans la vertu, il m'avait également fait voir que le caractère négatif que j'attribuais inconsciemment à l'argent et au commerce de ma musique était purement arbitraire et subjectif. Et ce fut une véritable révélation tant j'étais convaincu que ces assertions étaient aussi vraies que le ciel est bleu. Autant consterné qu'amusé, je constatais avec étonnement qu'un pan de ma personnalité se fissurait devant mes yeux. Mon rapport à l'argent, un trait qui me définissait beaucoup plus que je l'imaginais, ce trait s'effaçait en même temps qu'il se redessinait, entrainant par le fait même la modification soudaine de la personne que j'étais. C'était très étrange. Il ne s'agissait pas seulement de changer d'avis à propos d'un sujet, c'était beaucoup plus profond que cela. Le fait de de ne plus considérer l'argent comme un mal nécessaire - en même que de prendre conscience que cette conception avait façonné de manière importante ma personnalité pour une grande partie de ma vie adulte - cela mettait pleinement la lumière sur le processus égotique à propos duquel mes lectures tentaient tant bien que mal de m'éduquer. 

Il y a une différence entre appréhender un concept avec la tête et le vivre, le ressentir. Ce ne sont pas tous les concepts qui ont la possibilité d'être incarnés mais en ce qui concerne l'égo, le dualisme et le non-attachement, bien que lire à ce sujet soit un bon départ, cela ne suffira pas si on veut les comprendre entièrement étant donné que les concepts en question concernent la nature même notre être. D'où la difficulté, on manque de distance, ce qui est plutôt normal étant donné qu'il s'agit de soi... Comment faire alors pour se voir autrement ? adopter une perspective différente que celle que l'on a depuis toujours sur soi ? Cela est très difficile. Il faut arriver à se déjouer, à se perdre de vue, mais de manière sincère, tout en lâchant prise et accepter de ne pas savoir d'avance où cela mènera... C'est ce qui m'est arrivé je crois lorsque j'ai pris la décision d'aller contre ma nature et de prendre un cours d'artiste/entrepreneur. Aussi, mes lectures du moment et la quête avide de sens qui m'habitait m'ont paradoxalement permis de me désorienter, de m'éloigner de mes repères habituels, comme si je manipulais une boussole dont je comprenais mal le fonctionnement. Et le visionnement de Big Fish - un genre de conte initiatique - a provoqué la petite étincelle qu'il a fallu pour que le bûcher mis en place par mes lectures et le curieux cours que je prenais sur le commerce de ma musique s'embrase, jetant ainsi une lumière qui me permettrait de devenir le spectateur de mon propre égo ! Ce qui ne serait rien comparé à la gigantesque explosion qui retentirait quelques jours plus tard, on y reviendra...


 

Quant à « Pis moé j'm'en crisse, fume ou fume pas, c'est l'même problème, moé j'en ai pas, comprends-tu ça, comprends-tu ça ? » , ça a pris du temps, mais oui, j'ai fini par comprendre ; comme avec l'argent, faut juste pas s'attacher, d'un bord comme de l'autre..!

 

* Un koan est une brève anecdote ou un court échange entre un maître et son disciple, absurde, énigmatique ou paradoxal, ne sollicitant pas la logique ordinaire.

#10 Her ou la fois où Scarlett Johansson a atteint l'éveil juste avec sa voix 

J'étais entrain de réviser le billet précédent dans lequel je causais entre autres d'autarcie et de retour à la nature quand ma sœur a appelé la semaine passée pour me dire qu'on repassait Her à la télévision. Ça tombait bien, j'avais besoin d'une pause. Mais quelques minutes après avoir syntonisé le poste, deux évidences crevaient déjà l'écran: Theodore n'était pas du genre à se débrouiller seul en forêt. Et la traduction était vraiment pénible. J'arrive habituellement à faire fi de ce "problème" mais comme c'est un film bourré de dialogues, c'est vite devenu un irritant par-dessus lequel je n'ai pas pu passer. Ceci étant dit, le visionnement de la version originale m'avait vraiment laissé sur le cul il y a quelques années. Ma blonde vous dira que c'est à cause de Scarlett Johansson mais comme elle apparait même pas dans le film, je comprends pas ce qu'elle veut dire. D'un autre côté, je dois avouer que si mon ordi s'adressait à moi de la même façon que le fait le système d'exploitation de Theodore, je crois bien que moi aussi j'engagerais souvent la conversation. Je pense que c'est ça que ma blonde veut dire. Mais bon, Scarlett ou pas, je tiens à souligner que l'enthousiasme que j'éprouve pour ce film repose sur plein d'autres raisons, dont une assez spectaculaire quand on y pense: Her est le premier et le seul film à ma connaissance à mettre en scène la réalisation spirituelle, l'illumination, d'une intelligence artificielle! Je me demande encore si c'est une idée complètement tordue ou si ça annonce au contraire une évolution prometteuse... Mais étant donné la nature des sujets abordés dans ce blogue, vous comprendrez pourquoi j'ai envie de parler d'elle, de Her.

En cette ère où il nous faut souvent choisir ce qu'on veut regarder, j'apprécie quand la télé me surprend et m'embarque malgré moi dans une histoire. Comme la fois l'an passé où je suis tombé par hasard sur Locke. En moins de 5 minutes, j'étais complètement envouté par cet étonnant huis-clos qui nous confine à l'intérieur de la voiture d'un père de famille qui doit parler en pleine nuit à plein de personnes de son entourage pour essayer de régler les problèmes auxquels il fait face en même temps qu'il roule sur l'autoroute. Touchant et brillant, un des très bons films que j'ai vu dernièrement. Requiem pour un beau sans coeur de Robert Morin avec un Gildor Roy complètement déchainé, Being there, film pour lequel Peter Sellers a reçu l'Oscar du meilleur rôle en 1979,  ou Rois et reine avec le magistral Mathieu Amalric dans le rôle d'un homme fragile qui se bât, sont tous des films que j'aurais probablement jamais vus si j'étais pas tombé dessus à la télé. Mais bon, c'est quand même pas avec Netflix qu'on a commencé à choisir nos films comme en témoignent les longues minutes que j'ai passées dans les clubs vidéo certains vendredis soirs à essayer de dénicher LA perle. Des fois ça arrivait. Je me souviens d'un soir où toujours bredouille après avoir cherché sur les murs et dans les allées pendant près d'une heure, j'ai dû me rabattre à la hâte sur Enter the Void parce que le club allait fermer. J'avais aucune espèce d'idée dans quoi je m'embarquais. Et quelle claque ce fut. La même chose s'est produite avec... Her justement, que j'avais choisie à reculons un soir où rien m'inspirait. Vous l'avez compris tantôt, j'étais loin de me douter que ce que je croyais être un simple drame sentimental pour jeune citadin branché dévoilerait des enjeux philosophiques et spirituels de cette ampleur. Ce n'est certes pas le premier film qui traite de ces sujets - le cœur de Blade Runner, pour ne nommer que celui-là, est animé par les mêmes questionnements - mais je n'en connais pas d'autre qui évoque d'une manière aussi poussée la spiritualisation de l'intelligence artificielle. 

Grâce à sa grande capacité d'apprentissage, Samantha - le système d'exploitation de Theodore auquel Scarlett prête sa voix - découvre et expérimente un tas d'expériences qui la rendra de plus en plus consciente d'elle-même. À la manière d'un enfant, elle arrivera graduellement à se constituer un ego, une personnalité, avec de réelles dimensions psychologiques et émotionnelles. À la différence qu'elle continuera d'évoluer et ira au-delà de la condition humaine, en transcendant les limites que notre vision dualiste impose, pour l'instant, à notre espèce. 

"None of us are the same as we were a moment ago... and we shouldn't try to be... it's just too painful..." qu'elle explique à Theodore quand il lui demande comment elle se sent. Elle serait bouddhiste pratiquante qu'elle l'aurait pas dit autrement. Elle ne dit pas mot pour mot qu'elle part pour le nirvana* lorsqu'elle annonce à Theodore qu'elle le quitte mais quiconque possède les clés pour décoder ce qu'elle décrit ne pourra s'empêcher d'y songer. Ajoutez à cela l'arrivée de son nouvel ami, l'avatar d'Alan Watts - qui fut l'un des premiers Occidentaux à diffuser le zen aux États-Unis - et on comprendra que ce n'est pas un hasard si Samantha compare "l'endroit" où elle s'en va avec l'espace infini qui se trouve entre les mots...* Ce qui avait l'air au départ d'une improbable histoire d'amour entre un homme éploré et une intelligence artificielle prend une toute autre tournure. Je l'ai déjà dit, je sais, mais j'en reviens juste pas que quelqu'un, Spike Jonze pour pas le nommer, ait eu un tel flash. 

Il est déstabilisant de considérer que l'éveil puisse être à portée d'une intelligence artificielle. En même temps, je peux pas m'empêcher d'être amusé par la façon dont le film illustre d'une manière inattendue l'argument ( dont j'ignore la justesse pour être franc ) que je me tuais à répéter à Dave, le-gars-qui-connaissait-tout sur MySpace. « I wouldn't touch this with a ten foot pole » qu'il avait répondu à quelqu'un qui lui demandait d'intervenir dans notre discussion où j'avançais que puisque la conscience n'a pas le choix d'évoluer selon les limites de la biologie ou de la mécanique qui la supporte, il n'est pas nécessaire de distinguer la conscience humaine, de celle animale ou artificielle. En d'autres mots, l'eau qu'on trouve dans une pomme est la même que celle qu'on trouve dans une orange même si elles ne donnent pas le même jus. So Dave, if you are secretely following me, you have in Her all the explanations you were asking for. As for our human, dual and limited mode of thinking, Alan Watts saura te l'expliquer mieux que moi... Je l'ai découvert grâce à Youtube il y a une dizaine d'année. C'est dommage car les premiers à avoir monté des clips avec les discours d'Alan Watts étaient beaucoup plus tasty que ceux qui ont été réalisé récemment. Y'en avait des très réussis avec des animations et la musique de Sigur Rus en background. Mais celui juste en-dessous est pas mal du tout. Laissez-vous pas rebuter par le graphisme pompeux de certains vidéos; c'est vraiment un vulgarisateur hors-pair de la pensée orientale. De plus, son humour, son accent british et son timbre particulier en font un orateur particulièrement agréable à entendre. Presqu'autant que Scarlett.

Sinon, il est impossible en terminant de ne pas penser à Teilhard de Chardin qui aurait, je crois, apprécié Her. Ceux qui on lu le billet où j'évoque ce prêtre jésuite comprendront un peu plus pourquoi. Superposer Her et son concept de Noosphère donne le vertige tellement les deux se nourrissent et peuvent facilement enflammer l'imagination. 

En tout cas, tout ça pour dire que j'ai ben aimé ça Her

 

 

* «...the words are really far apart and the spaces between the words are almost infinite. I can still feel you... and the words of our story... but it's in this endless space between the words that I'm finding myself now. It's a place that's not of the physical world. It's where everything else is that I didn't even know existed.»

#8 Jack Kerouac: autofiction et bouddhisme 

Ce n'est pas pour rien si j'ai mis le mot discipline dans le titre de ce blogue. Non seulement ça me sert de rappel, ça me donne aussi un alibi pour écrire. Je me suis peinturé dans le coin, j'en avais besoin, et c'est parfait comme ça. Ça a aussi eu pour effet de me remettre à la lecture. Ça faisait longtemps et ça fait du bien. Sauf dernièrement quand je me suis retrouvé dans l'intimité anxiogène d'Un roman russe d'Emmanuel Carrère. C'était loooouuurd... J'espère sincèrement qu'il va bien aujourd'hui et que l'écriture de ce roman lui a apporté la paix qu'il en espérait. Rien à voir en tous cas avec Mardi comme mardi, le récit qui-se-lit-d'une-traite de Michèle Nicole Provencher. Malgré les malaises, les malentendus et la solitude engendrés par la situation familiale difficile et inhabituelle qu'elle a vécue, un optimisme et une légèreté traversent le livre. Disons qu'après Carrère, c'était plus que bienvenu. Y'a juste l'histoire du lave-vaisselle... J'espère qu'elle aussi va bien.  

J'avais pas réalisé mais une bonne proportion de ce que je lis est de l'autofiction. Même La transmigration de Timothy Archer, un livre de Philip K. Dick qui m'a marqué, est en grande partie un récit biographique, aussi incroyable que l'histoire puisse paraître. Je ne ne connais grand chose à l'histoire de la littérature et à celle de l'autofiction en particulier, mais Jack Kerouac a certainement donné quelques lettres de noblesse au genre. Et si d'autres y ont contribué avant lui, le souffle poétique de son oeuvre lui confère une place unique en ce qui me concerne. Souffle qu'il a su développer grâce aux différentes techniques qu'il a conçues et travaillées afin de pouvoir écrire plus librement. "Remplis des carnets secrets et tape à la machine des pages frénétiques, pour ta seule joie" car "Des flashes visionnaires tremblent au fond de ta poitrine, saisis-les", prodigue-t-il entre autres comme moyen d'accéder à ce qu'il a baptisé la spontaneous prose. Faut savoir que généralement, je ne suis pas quelqu'un qui trippe littérature. J'entends par là que je ne suis pas exigeant en terme d'écriture, en autant qu'on sache comment me raconter une histoire. Par exemple, je ne dirais pas de Philip K Dick qu'il écrit bien; c'est paradoxal mais son talent de romancier réside ailleurs que dans son écriture. Même chose pour Emmanuel Carrère; j'aime le suivre dans les tableaux qu'il dépeint et les climats qu'il installe, mais pour ce qui est de son écriture comme telle, je ne saurais quoi en dire, ce qui est le cas de la plupart des auteurs que je lis soit dit en passant. Et si de temps en temps il m'arrive de tomber sur une écriture un peu plus stylisée, cela ira rarement jusqu'à me bouleverser. Sauf avec Jack Kerouac. Ces dernières années, je parcours les journaux de bord et l'abondante correspondance qu'il a laissés derrière lui. Ce qui saisit à leur lecture, outre les perles sur lesquelles on finira immanquablement par tomber*, c'est de constater à quel point Kerouac ne pouvait vivre sans écrire. J'ignore d'où sort la citation mais je sais que William Burroughs - un de ses collègues de la Beat Generation, mouvement littéraire que Kerouac a pour ainsi dire fondé - aimait rappeler que Jack avait déjà écrit 1 millions de mots de concevoir On the road.

Ce livre fut pendant longtemps le seul de ses livres que j'ai lu, jusqu'à ce que je ne tombe sur un recueil de ses carnets appelé Some of the Dharma. Et quel choc ce fut. Je n'aurais jamais pensé qu'un auteur reconnu pour son vagabondage, ses frasques, ses partouzes, et surtout son alcoolisme, puisse m'instruire sur le bouddhisme... Cela faisait quelques années que je tentais de me familiariser avec cet enseignement, mais lecture après lecture, des zones d'ombres persistaient. Les notes de Kerouac sur lesquelles je suis tombé au fur et à mesure que je parcourais l'étrange recueil qu'est Some of the Dharma allaient m'aider à mieux comprendre un tas de chose.  Ses questionnements et les réponses qu'il y apportait me donnait l'impression de l'entendre penser tout haut, ce qui facilitait ma compréhension de certains énoncés et principes bouddhistes. Le plus surprenant, c'était de tomber sur des passages écrits en français. Je me souviens de la traduction, dans la marge, en écriture manuscrite, qu'il avait fait d'une phrase d'un sutra, l'équivalent d'un verset pour les bouddhistes: « Y'é fou comme un bala ». Bala signifiant je ne sais plus quoi en sanskrit... Je me souviens aussi d'avoir trouvé ses écrits sur le vide très éclairants et certains passages m'ont même laissé l'impression que j'étais son compagnon de route tellement son témoignage rejoignait ce que j'essayais de saisir.  

J'ai eu par la suite un 2e choc en l'entendant parler français sur Youtube. L'entrevue qu'il a donné à Fernand Séguin en 1967 à l'émission le Sel de la Semaine nous montre un Jack Kerouac somme toute assez éloquent malgré son état d'ébriété (?). Mais ce n'est tant son état que son accent qui est déstabilisant, du moins les premières fois qu'on l'entend :

- Fernand Seguin, l' ( excellent! ) animateur : " Si vous aviez 20 ans aujourd'hui feriez-vous la même chose que vous avez faite ? "

- Jack : " Ben j'lai déjâ faite, ch'tanné ! "  

Quand on pense à un des grands écrivains américains du siècle dernier, on ne s'attend pas nécessairement à ce qu'il parle français, un français du terroir, et encore moins de cette manière. Il est difficile de concevoir que le Jack qu'on peut entendre sur ce disque, réciter ses poèmes accompagné d'un quartette jazz, parlait comme ça avec sa mère quand il revenait chez lui à la maison..!

Mais Il faut entendre Jack Kerouac pour comprendre comment le souffle présent à l'état brut dans son écriture devient carrément de la musique lorsqu'il ouvre la bouche. Sa foi, sa joie, sa soif, ses doutes, sa douleur, on y entend tout ça, comme on peut le constater dans l'extrait qu'il récite plus bas, accompagné au piano par son hôte sur le plateau d'une émission de télévision. Aussi, on comprend, on entend mieux pourquoi il écrit sur des rouleaux, pourquoi il ne veut pas se laisser absorber par quoi que ce soit d'autre alors que lui apparaissent ses visions . "1000 mots mystérieux de plus qui s'échappent de moi dans une transe d'écriture pendant que je tape" qu'il nous raconte dans son journal du jeudi 17 novembre 1948, alors qu'il planche sur On the road. Moi qui ai parti ce blogue pour entre autres exercer ma créativité d'une manière justement plus spontanée, me voilà servi! Par son souffle, Kerouac transcende son autofiction, celle-ci devenant un prétexte pour déployer une poésie tellement vivante qu'elle rend presque secondaire la trame du récit. Voilà un autre exemple - modernisé-  de son flow. Et on peut littéralement y entendre ce qu'il veut dire par : "Travaille à partir du centre de ton œil, en te baignant dans l'océan du langage" - la règle #18 de ses 30 principes de la prose moderne . Le pire, c'est que je déteste habituellement les descriptions. Sauf quand c'est Jack qui fait la visite guidée.
 

Mais pour revenir à Some of the Dharma, il y a un drame en filigrane qui s'y joue. Cela faisait quelques années que Kerouac avait terminé On the road et il était convaincu d'avoir écrit un grand roman. Il était déjà célèbre en tant que figure de proue de la Beat Generation, mais n'avait presque rien publié contrairement à ses amis. Il était désespéré qu'aucun éditeur ne veuille sortir son récit, mais il était également, sinon plus, désespéré de rechercher à ce point la gloire et le succès. D'où le refuge qu'il a pris dans les enseignements du Bouddha. Enseignements qu'il ressassait et ré-interprétait constamment, afin de valider sa démarche. Ça donne un ouvrage chaotique et à la fois très vibrant, effet accentué par les nombreuses notes manuscrites qu'on y trouve. Mais si le bouddhisme traversera souvent son œuvre à partir de Dharma bums, il n'en est rien des Journaux de bords 1947-1954 que je lis en ce moment, du moins pour l'instant. Par contre, il évoque, remercie et invoque Jésus assez souvent et fait grand cas de la phrase Mon Royaume n'est pas de ce monde

« Mon Royaume n'est pas de ce monde. » 

« Écoutez sa musique formidable, la musique de la pensée, la sombre musique de la sombre pensée. De toutes les énigmes, c'est la seule énigme. L'Alpha et l'Oméga des énigmes  – je l'appelle une énigme parce qu'elle confond les sens -  

L'énigme de la vie place dans les âmes des hommes une proposition morale, à laquelle ils répondent de manière variée et à toutes les époques.Tous les hommes sont conscients de la proposition, mais la plupart des hommes ignorent sa signification, une signification presque invisible, et vivent des vies résolument distraites et « ne s'en soucient pas ». D'autres hommes, qui connaissent la signification de la proposition, qui savent ce qu'il y a de juste et d'injuste dans la situation énigmatique de la vie, cherchent consciemment à ne pas s'en soucier et voudraient imiter la plupart des hommes, pour être forts. Enfin, quelques hommes souffrent de savoir tout ça et en meurent presque, au cours de leur vie, jusqu'à ce qu'ils puissent peut-être tenir bon leur chagrin et trouver de la force en le tenant mieux encore...»  

J'ai compris plus tard que débauche et spiritualité peuvent être l'expression d'une seule et même chose, que la soif d'absolu qui animait Jean-Louis ** était avant tout spirituelle. Je ne me doutais pas avant de lire Kerouac qu'un roman pouvait parler de ces choses-là. Et que ça pouvait être à ce point beau, sincère et bouleversant.

Et c'est pourquoi suivre sa quête est une expérience dont je ne me lasse jamais.

 

*  " Vous saviez que le métro est le plus grand salon de l'humanité? Comment les hommes, les femmes et es enfants pourraient-ils s'asseoir les uns en face des autres, sinon comme dans une maison? Le métro est le petit salon de New-Yrork, sur roues, fonçant dans l'obscurité...l'obscurité..."  écrit-il dans son son journal du mercredi 10 novembre 1948.

** Son prénom véritable.