#22 Une nouvelle sorte de musique

La raison pour laquelle je suis musicien a beaucoup à voir avec cette veillée passée dans un petit shack sur le bord d'un lac durant l'été de mes 14 ans. Le fils d'un ami de mon père avait sorti sa 12 cordes et nous avions chanté toute la soirée. Bien que nous écoutions souvent de la musique à la maison et que mon père aimait beaucoup chanter - ce qu'il faisait très bien, bien mieux que moi! - je n'avais jamais entendu d'aussi proche avant ce soir-là un musicien jouer de son instrument, d'une manière aussi naturelle et ludique; il avait carrément fait lever la place. L'atmosphère était électrique, tout le monde s'époumonait, faisait des harmonies et lâchait son fou. Ça avait été magique. Je me souviens d'avoir été particulièrement frappé par l'effet que provoquait l'arrêt d'une chanson lorsque le guitariste ne se souvenait plus d'un accord et le cherchait. Le temps s'arrêtait, littéralement. Je me souviens aussi d'avoir fortement ressenti que la musique était quelque chose qui faisait du sens, qui dévoilait une vérité, évidente et à la fois cachée, mais dont l'essence touchait à... l'essentiel, comme si la musique transportait au delà de ses sons et de ses mélodies un secret ineffable. Bref, son mystérieux et puissant pouvoir m'avait ensorcelé. Je me rappelle que c'est après cette soirée-là, le lendemain sur la route en revenant du chalet que j'ai demandé à mon père si je pouvais avoir une guitare.

 

Ça a peut-être à voir avec le fait que je n’ai pas de cell mais j’ai très mal négocié le virage numérique. Et ce n’est pas le musicien qui parle ici mais le fan de musique. Quand on a quitté notre appartement dans Villeray pour acheter un condo dans Rosemont il y a 7 ans de cela, je me suis départi de tous mes cds. Pour gagner de l’espace, j’avais décidé de les transférer dans mon Mac croyant que cela ne ferait aucun différence. Mais ça en fit toute une : j’ai pratiquement arrêter d’écouter de la musique. Et Dieu qu’elle m’a manqué. J’ai consigné quelque part la suite d’événements heureux et improbables que le début de l’année m’a réservée - 2019 a vraiment commencé en lion ! - mais je réalise que j’avais oublié dans ma liste le retour de la musique. Je me suis mis tout simplement à racheter des cds. Au diable la dépense - au moins ils ne sont plus rendus chers - le retour sur l’investissement en vaut largement la chandelle, ne serait-ce que pour l’envie de danser et de chanter que la musique me procure à nouveau, ou tout simplement la joie que son écoute attentive m'apporte. Mais c’est aussi d’en faire, en jouant « live » avec un groupe - un gros groupe, une chorale de 60 personnes - qui m’a pour ainsi dire reconnecté avec son étonnant pouvoir. 

J’ai exploré dans ce carnet quelques-unes des raisons qui expliqueraient le pouvoir de la musique, pouvoir qui je crois repose en grande partie sur le fait que la musique sait susciter non seulement de l’émotion mais aussi, tel que mentionné en introduction, du sens … et cela sans qu’aucun mot n’ait besoin d’être prononcé il va sans dire. La musique est un étrange carrefour dans lequel vibrent d’apaisantes et réjouissantes harmonies, comme si le divin - appelons ici divin la "chose"  immanente et incréée qui fait qu’il y a bel et bien quelque chose au lieu de rien, et qu'on puisse en plus le constater, et en parler. On s'est habitué mais c'est pas banal pour autant... - donc comme si le divin arrivait à se manifester malgré notre entendement limité et notre incapacité à comprendre pleinement d’où nous venons vraiment. La musique agirait ainsi comme un phare, un signal qui émanerait à partir de simples vibrations, organisées selon des principes mathématiques simples - rythmiques et harmoniques - et qui nous transmettraient quelque chose d’intelligible, d’esthétique et de bel et bien réel malgré son caractère évanescent, tel un récit duquel on ne saurait dire exactement ce qu'il a exprimé mais dont on ne pourrait nier le déroulement et l’émotion qu’il suscite.

Avec plus d'envergure, on peut entendre dans le vidéo ci-dessus un prfesseur de psychologie, Jordan Peterson, résumer parfaitement l’essence de ce que j’essaye d'exprimer. Et s’il est aujourd’hui connu pour d’autres raisons, c’est bien parce que je cherchais à entendre ce que d’autres personnes avaient à dire sur cette hypothèse - si je me souviens bien, j'avais tapé les mots "meaning of music" pour lancer ma recherche - que je suis tombé pour la première fois sur lui. Je prends le temps de le mentionner car on aime beaucoup caricaturer sa pensée et on aurait tort de penser que par conséquent il ne dit rien de censé... La démonstration qu'il fait du caractère transcendantal de la musique - transcendantal  en ce sens que le langage n'est pas capable de rendre réellement compte de la manière dont nous ressentons l'expérience musicale - sa démonstration est très éloquente je trouve. Mais bon, ce n’est pas tant de cela que j’aimerais causer que des transformations qu’a subies la façon dont nous produisons, écoutons et consommons la musique, et du possible lien qu’il y a à faire avec ce que j’ai énoncé en introduction.

On le répète beaucoup, l'industrie musicale est en crise. Et cela fait plusieurs années que cette idée me taraude : et si c’était la musique elle-même qui en avait marre du star-system, de sa confiscation par l’industrie et qui aspirerait à revenir à quelque chose de plus global, intégral, inclusif, de plus direct..? Rassurez-vous, je ne dis pas que la musique ait conscience de quoi que ce soit mais comme n'importe quel système qui se constitue, le potentialité de son anti-thèse n'a d'autres choix que de devenir une possibilité. Autrement dit, notre relation avec la musique n'a pas besoin de rester la même. Lorsqu’on demeure strictement spectateur ou auditeur, aussi plaisante soit-elle, cette expérience n’atteint pas le potentiel optimal qui pourrait advenir si celui qui écoute devenait également un performer, prenait part au spectacle et devenait pourquoi pas co-créateur d’une oeuvre en devenir ? En d’autres mots, pourquoi ne pas abolir la frontière entre la scène et le spectateur, pourquoi ne pas transformer l’auditoire et les musiciens en un seul et même band ? J'adore travailler avec mon ordi et en studio, jouer de la guitare, de la basse, du clavier, chanter, trouver des arrangements ; bref tout le processus et la collaboration qui vient avec. Mais cette façon de travailler la musique est pour moi d'une nature très différente que ce que je propose ici. Cela fait maintenant plusieurs années que je jam avec des amis, et cette idée est d'abord née du plaisir d'être connecté plus directement à la musique, d'une manière plus spontanée, dans une posture un peu plus groovy et moins mélancolique que mes propositions chansonnières précédentes.

À la manière d’un processus évolutif, je suis convaincu que depuis les années 1950, l’engouement, pour ne pas dire l’ensorcellement, provoqué par la musique chez la jeunesse et la population en général a eu pour effet de développer et améliorer l’oreille d’un nombre significatif d’individus qui, à force d’écouter et de chanter les chansons préférées des artistes qu’ils aiment, ont fini par atteindre un standard fort respectable. J’en ai pour preuve la chorale que j’accompagne à chaque semaine et qui réussit à la fin de chaque soirée à monter à l'oreille et sans partition un arrangement vocal à 3 voix ( 3 harmonies différentes ; basse, alto et soprano ) avec une qualité impressionnante et ce, même si la majorité chantait en groupe pour la première fois de leur vie. Et tous sont unanimes, le plaisir ressenti, le bien-être qui en découle est immensément bénéfique. Normal, nous vibrons littéralement tous en harmonie. C’est là un des grands pouvoirs de la musique qui, lorsqu’expérimenté simultanément en grand nombre, amène une joie réelle et palpable, qui unifie et laisse derrière tous ce qui pourrait nous diviser. Il y a là je crois un véritable potentiel thérapeutique, libérateur qui reste à exploiter et explorer et dont la nécessité est plus que jamais pertinente étant donné la drôle d’époque qui s’est amorcée avec la révolution numérique et ses réseaux sociaux et les effets divisifs que cela entraine. Et je ne parle pas ici de reprendre en choeur des vieux succès - ce que j'adore faire avec Choeur de Loups - mais plutôt d’improviser, sous la direction d’un chef de choeur, des motifs mélodiques et de les superposer sur des riffs que joueront des musiciens. Ces derniers auront des blocs musicaux déterminés mais dont la durée et l’intensité varieront et sur lesquels divers improvisateurs - cuivres, guitares, claviers, accordéons, name it… - pourront avec le choeur y aller d’une envolée et se joindre aux voix qui se mêleront.

Bien sûr, cela ressemble aux cercles de chant ( circle songs ) qu’anime Bobby McFerrin, à la différence qu’ici, tout le monde est convié, pas besoin de préalablement faire partie d’une chorale ou de prétendre savoir chanter. Aussi, il n'y aurait pour ainsi dire aucun spectateur, tous seraient invités à participer.  L’accompagnement par une section rythmique et harmonique viendrait aussi varier, épicer un peu plus la formule de McFerrin qui, à ce que j’en sache, reste essentiellement vocale. 

Se sortir de la société du spectacle, s’affranchir de la relation auditeur/performer, jouer différemment avec la musique, essayer d'y insuffler un nouveau sens, voilà quelques-uns des impacts que cette façon de jouer ensemble pourrait amener, en plus d’abolir - le temps d’une, 5 ou 12 « chansons » - nos différences, et ce faisant, se sortir du virtuel, communier un peu + dans le réel.

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